Spinoza et Dieu-Nature

En préambule, considérons ce que dit Michel Juffé. « Baruch Spinoza est à la mode. Le philosophe hollandais du XVIIe siècle est à l’origine de livres à succès et fait la couverture de magazines. Mais attention, car il ne faudrait pas qu’il devienne un «prêt-à-penser» », explique Michel Juffé qu’on ne peut pas taxer faire de l’antispinozisme. Il ajoute « Spinoza est en train de devenir un « héros » people. Du coup il fait l’objet d’images réductrices et se voit mis en vedette dans des revues littéraires voire philosophiques. « Pourquoi on se l’arrache aujourd’hui. Comment il bouleversa le XVIIe, le n° « Spécial Spinoza » du Magazine Littéraire de novembre 2017. Qui se l’arrache et pourquoi faire ? Pour le replanter où ? Comment aurait-il pu « bouleverser le XVIIe siècle » étant donné qu’il n’y était connu que de quelques dizaines d’amis et d’ennemis ? Spinoza est devenu une sorte de hochet (ou de pense-bête) qu’on brandit en toute occasion, pour avoir l’air cultivé ou même « pénétré » par cette grande pensée. »
(http://iphilo.fr/2018/04/14/les-vrais-amis-de-spinoza-michel-juffe/)

Contre-Argument relatif à ma position soit-disant d’autorité s’agissant de mon affirmation de l’inutilité d’interpréter Spinoza.

Ce que je veux dire, c’est qu’il est inutile de réinterpréter des textes anciens à la lumière de nos croyances et savoirs actuels. Réinterpréter n’a tout bonnement pas de sens. C’est exactement ce qui se passe en Histoire, on la réinterprète à chaque époque. Les faits sont pourtant intangibles pour autant qu’ils soient avérés mais la façon de les raconter change avec les époques. Les mots pour les dire ne sont plus les mêmes, ils n’ont plus les sens que leur attribueraient les historiens de l’époque. La perception des événements du passé (et j’inclus les mentalités ainsi que les pensées de ces époques) est altérée, se dissout en partie (seulement) à cause des mots mais surtout à cause des mentalités et de nos pensées actuelles. Un tout petit exemple, presque ridicule, de cela : saviez vous que quand on provoquait un accident de la route en état d’ivresse (accident éventuellement mortel), c’était à l’époque considéré comme circonstance atténuante ?

(https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/l-alcool-au-volant-circonstance-attenuante-dans-les-annees-70_1761447.html)

Selon Nicolas Ka il s’agirait de « juger selon les connaissances scientifiques actuelles, si un concept philosophique était dans le vrai ou dans l’erreur. ».

Je crois qu’au contraire que cela n’a aucun intérêt, ça n’a pas été utile à son époque (car trop confidentiel) et ça ne peut pas l’être à la nôtre car vous faites « cautionner par » (sinon « dire à ») Spinoza ce qu’Henri Atlan énonce dans son livre « Philosophie biologique et cognitivisme ». Or à 4 siècles d’intervalle ces deux auteurs ne parlent absolument pas des mêmes choses. L’un ne peut pas cautionner ce que dit l’autre et ne peut pas faire dire à l’autre ce qu’il dit lui-même. Nous avons le droit de nous amuser à le faire, mais gardons nous de prendre cela trop au sérieux.

S’agissant d’argument d’autorité, on peut sous cet angle examiner les propositions de démonstration de l’existence de Dieu selon Spinoza.

« Quelle est la définition la plus acceptable du concept «Dieu»? » On sait que pour Spinoza, il n’y a aucune distinction entre Dieu et Nature. Ainsi se poser la question d’une définition c’est, selon moi, présupposer l’existence d’un « objet », l’objet Dieu-Nature, c’est en donner une définition donc c’est lui attribuer des propriétés qui permettent d’en démontrer l’existence. En tout cas c’est comme cela qu’on procède dans les sciences dures. Or Spinoza caractérise très peu, voire pas, ce Dieu-Nature sauf à lui attacher des propriétés d’universalité, d’éternité et de composition par des éléments (les humains entre autres) attachés eux-mêmes et pour chacun d’entre eux à un conatus. Conatus qui est tout à la fois une force (renforcement ou affaiblissement) et l’objet (le sujet?) même de cette force qui constitue/atteste l’existence même de cet objet. (*)

Ne serait ce que pour les néophytes (non versés dans les exigences de la logique) il y a, me semble-t-il, un problème de définition. Tout ceci n’est au mieux qu’un ensemble de postulats (de propositions considérées comme vraies, ce qui peut se concevoir à titre d’expérience de pensée) mais au pire comme quelque chose de formellement irrecevable (sans preuve ni d’existence ni de définitions adéquates : qui « ne se mordent pas la queue »).

Or n’attacher aucune propriété à un objet (dont ainsi l’existence ne peut pas être réfutée) facilite grandement la preuve de son existence. Ah ah ah !

– Si donc cet objet Dieu-Nature n’existe réellement pas (on pose ce postulat de départ), on risque de finir par s’autoriser à dire tout et n’importe quoi à son propos et en particulier être amené à dire, et à croire, pouvoir affirmer la preuve de son existence. Ce qui serait incohérent avec notre postulat. Évitons cela.

– Supposons donc maintenant que ce Dieu-Nature existe (on pose ce nouveau postulat), au titre d’une expérience de pensée seulement (car un postulat est toujours récusable). La réponse de Spinoza n’est donc plus irrecevable. Il resterait cependant à dire ce qu’est cette Nature. Mais on ne peut accepter la notion de Nature qui avait cours au XVIIè car quatre siècles plus tard nous ne la concevons plus de la même manière (mais plus du tout !). Aujourd’hui la Nature (l’Univers) semble être très probabiliste, très incertaine, potentiellement associée à une multiplicité d’univers (Mécanique Quantique) et seulement localement modélisable (il y a des zones qui échappent à ces modèles). Or les caractéristiques constatables de cette Nature, font que le hasard semble jouer un rôle non négligeable.

Si cette Nature dépend un tant soit peu du hasard (heur), c’est que quelque part ce Dieu-Nature joue au dés (n’en déplaise à Albert, qui se refusait, comme on sait, à admettre une telle chose). Cela dit, hasard et chaos ne sont pas que « non-sens » et, du hasard comme du chaos, il émerge des organisations (auto-organisation : https://www.matierevolution.fr/spip.php?article449) ou bien des structures : Ramsey s’est posé la question suivante « Combien d’éléments d’une certaine collection (non nécessairement structurée) doivent être considérés (seulement présents) pour qu’une propriété particulière se vérifie ? » Il est assez remarquable de mesurer toute l’importance de cette question qui tendrait à suggérer que le nombre d’objet suffit (indépendamment de ce qu’ils sont) à faire apparaitre (émerger) des propriétés. Ce qui a fait dire à Théodore Motzkin que « Le désordre complet est impossible ». Un exemple simpliste illustre ce fait : (https://fr.wikipedia.org/wiki/Paradoxe_du_singe_savant). On retiendra de ce paradoxe la convocation de la notion d’Émergence.

Spinoza pose que la nature et dieu ne sont qu’une seule et même chose et qu’il-elle évolue (agit) sans principe ni fin, qu’il-elle produit ses effets par la libre nécessité de sa nature (dont je rappelle qu’on ne sait toujours rien), elle est sans morale, sans bienveillance ni malveillance (pourquoi pas ?); les choses dans la nature s’accomplissent conformément à des lois rigoureuses, nécessaires et universelles (Ah bon ?) où chaque chose comporte en elle une puissance d’agir qui se mesure à ses effets. Tout existant est un conatus (un effort pour persévérer dans son existence).

Deleuze, qu’on ne peut pas davantage taxer d’antispinozisme et commentant Spinoza, précise que : « Le conatus ne doit pas être interprété comme tendance à passer à l’existence mais comme tendance à persévérer dans l’existence » (https://www.philolog.fr/le-desir-comme-puissance-detre-spinoza/). Il est clair que Spinoza se garde bien de ne ne surtout rien dire de précis relativement à ce Dieu-Nature (et à son conatus) qu’on ne soit obligé d’interpréter. Et si Deleuze a raison alors à aucun moment Spinoza n’envisage que cette puissance d’agir puisse changer la Nature elle-même (et par conséquent, en tant que ses composants, notre conception même de ce Dieu-Nature). La Nature serait ainsi un corps de par ce qui la compose (une multitude d’existants) donc une « somme » (notion à définir !) de conatus qui s’affirment et poursuivent leur propre accroissement ou diminution (joie vs tristesse). Autant il admet le conatus humain et l’explicite, autant il ne dit rien du conatus de la Nature (qui serait naturante et naturée … ???).

Donc on ne sait pas vers quoi ce Dieu-Nature serait de par son conatus susceptible d’évoluer ! Donc ce Dieu-Nature nous ferait (en tant que ses composants) évoluer par des règles intangibles, universelles et peut-être éternelles vers rien de précis.

Je ne sais pas pour vous, mais il y a mieux comme résultat d’une expérience de pensée. Il me semble qu’on peut douter de sa preuve d’existence de ce Dieu-Nature qui ressemble à un argument d’autorité plutôt qu’à une démonstration.


Comme il ne faut pas se contenter de « j’adhère » ou « je critique » (d’un pouce vers le haut ou vers le bas), une critique argumentée (même mal fichue comme la mienne) permet au moins le débat alors qu’un j’adhère (ou une citation) sans autre forme de procès ne sert pas à grand chose, voici donc une proposition sous forme de question.

Dieu, que je distingue donc, au moins dans un premier temps de la Nature, pourrait il n’être que l’émergence d’un sens à cette Nature? La nature primitive ne serait pas encore Dieu-Nature mais pourrait progressivement le devenir, du moins en partie grâce à certains de ces constituants. Ainsi Spinoza aurait peut-être été un peu vite en confondant Dieu et Nature, il aurait peut-être fallu laisser le temps à celle-ci d’évoluer, par conatus ou plus vraisemblablement par quelques principes de symétrie ou de conservation (¤) . Et si son conatus, « somme » des conatus existants, peut tout autant évoluer vers la Joie ou la Tristesse, alors ce Dieu-Nature peut tout aussi bien devenir un Paradis de joies (de Biens, de bonnes choses) ou un Enfer de tristesses (de Maux, de mauvaises choses). Sauf que selon Spinoza la Nature est sans morale, sans bienveillance ni malveillance ! Pourquoi, alors qu’elle ne vise aucun but, entrainerait elle l’Humanité vers toujours plus de Joie ?

J’aime assez cette approche de l’émergence du sens de cette nature, de par ses constituants. Par contre concilier Spinoza et un devenir pour le moins aléatoire de cette nature ne me semble pas concevable même si le désordre complet ne saurait exister. Car un ordre partiel n’entrainerait ni ipso ni de facto une évolution divine complète (à la manière de Teilhard de Chardin et son point Oméga).

Donc même avec Spinoza, qu’il est difficile de trancher sur la nature de la Nature !

(*) Le conatus ne surgit probablement pas du néant. Jean Buridan (1292 – 1363), dans ses « Questiones » sur la physique d’Aristote introduit l’ Impetus. Plus tard (1638) Galilée, dans le « Discorsi e dimostrazioni matematiche intorno a due nuove scienze », fait appel à la conservation du mouvement (pleinement reconnue et utilisée). Spinoza ne saurait avoir ignoré cela (pour le moins 40 ans plus tard) de son vivant (jusqu’en Février 1677 sinon lors de la parution de l’Éthique la même année).
(¤) (http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/face-a-face-avec-la-symetrie-22/) La symétrie semble jouer un grand rôle explicatif dans l’évolution de la Nature, mais on constatera que la brisure de symétrie est beaucoup plus productive, selon les physiciens.

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