Fabe suffira, sans donner du Monsieur, SVP.
Si nous définissons « l’idéologie »comme un complexe de vues dont nous ne sommes guère conscients, mais qui nous guident néanmoins dans nos efforts pour donner forme et cohérence au monde, alors c’est le nôtre. l’instrument idéologique le plus puissant est la technologie de la langue elle-même. La langue est une idéologie pure. Elle nous apprend non seulement quels sont les noms des choses, mais aussi – et c’est plus important – ce que les choses peuvent être nommées. Elle divise le monde en matières et Objets.
Il y a déjà là une sorte de duperie, quand vous dites « l’idéologie est un complexe de vues », car une vue ou même un point de vue sont des (bouts d’) idéologies, en sorte qu’une idéologie serait alors un complexe d’idéologies (ou de bouts d’idéologies). Bref on n’aurait rien défini ou alors seulement quelque chose d’incohérent car un point de vue (en tant que partie d’une idéologie) s’oppose ‘en général’ à un autre point de vue (en tant que partie d’une autre idéologie).
Vous admettrez sans difficulté qu’il y a ainsi de très nombreuses idéologies (parmi lesquelles beaucoup sont incompatibles les unes avec les autres), qui tentent rarement donc avec succès de cohabiter dans ce qui vous semble être un complexe. Il en découle qu’il y a de multiples façons de donner de la cohérence à « ce monde ». J’utilise des guillemets car il n’est absolument pas trivial que ce soit le nôtre (ie : le même pour tout le monde).
Vous avez raison chaque idéologie a son langage (sinon sa langue, je vais revenir sur ce point) qui est un outil puissant, mais seulement parce qu’on lui accorde cette puissance. Alors que faut il comprendre par « la technologie de la langue elle-même » ? S’il faut comprendre une « technologisation » du langage naturel que chacun d’entre nous utilise au quotidien, alors oui, c’est même une sorte d’évidence. Mais cette pseudo évidence nous fait confondre deux choses : la langue et le langage. La langue c’est ce qui nous permet d’appréhender le monde et de communiquer entre nous. Par contre le langage, en particulier technologique, est un choix arbitraire de termes (mais pas seulement, sinon ce ne serait qu’un lexique) et la part technologique de ce langage intégrée dans la langue provient d’un langage fondé sur un langage physico-mathématique dont les termes sont plus ou moins bien choisis et que l’on intègre à la langue naturelle sans autre forme de procès. Exemple : qu’est-ce qu’une variété en géométrie ? C’est un espace mathématique (non réel), comme l’espace euclidien. Ceci pour montrer que la terminologie du langage mathématique perturbe complètement la notion langagière naturelle courante de variété.
La langue ne nous apprend pas le nom des choses (pourquoi appelle-t-on un chat un « chat »?) car tout le monde sait que leurs noms sont arbitraires. Elle ne nous apprend à peine les relations qu’entretiennent ces choses entre elles car d’une idéologie à l’autre, d’une langue à une autre, nous (humains) ne voyons pas le monde selon les mêmes relations, en tout cas pas toujours et peut-être même pas souvent. Nous (humains) ne divisons pas le monde de la même façon en Inuktitut qu’en Tok Pisin ou qu’en Mongol Khalkha. Il n’y a pas de façon universelle de voir le monde. Et la distinction entre objets, processus et événements ne va pas de soi. Il n’y a pas de langue universelle, pas plus qu’un langage universel y compris ce fameux langage physico-mathématique qui nous sert à si bien manipuler le monde matériel.
Il ne faut donc pas assimiler la technologie de la langue avec la technologie du langage physico-mathématique qui est effectivement un outil puissant de manipulation du monde matériel. Cela dit s’il permet de bien manipuler le monde matériel, il n’en va pas de même pour le monde humain, intellectuel, spirituel (loin de là). Je crois que nous sommes d’accord sur ce point. Par contre je n’adhère pas à l’idée que la langue, aussi technologisée qu’elle soit devenue, indique quels événements doivent être considérés comme des processus et lesquels comme des choses. La raison en est que la langue naturelle et ce langage technologisé n’ont pas la même portée (je y reviens ci-après).
Il nous enseigne le temps, l’espace et le nombre et forme notre idée de la façon dont nous nous rapportons à la nature et aux autres. « (Neil Postman: » Das Technopol « , p.72)
Qui est ce « il » ? Mais peu importe ! Ce passage est bien trop « généralisant » pour être acceptable. Encore une fois nous n’interprétons pas, tous autant que nous sommes, les choses de la même façon. Comment peut on ainsi confondre le temps, l’espace, le nombre du langage physico-mathématique avec ces mêmes notions dans l’esprit de l’homme ? Les notions très techniques qui sont citées ici sont très complexes et de plus en plus éloignées de celles que Mr Tout-le-Monde a à l’esprit. Nous (humains) avons utilisé notre langue pour inventer un langage abscons (ce langage physico-mathématique), que nous comprenons de moins en moins, et nous ne nous rapportons absolument pas aux notions complexes de ce langage. Nous (différents peuples) concevons le monde chacun à notre façon par notre langue naturelle mais nous manipulons la matière de ce monde par un langage approprié (qui n’est pas une langue car il ne sert pas à communiquer et est bien moins riche que la langue naturelle) que nous supposons universel ou/et voulons voir comme tel.
« «Nous nous amusons à mort» et «La seconde illumination», c’est l’asymétrie flagrante entre la quantité de connaissances et l’acquisition de connaissances. Jamais auparavant – dans toute l’histoire de l’humanité – une telle abondance d’informations n’avait été accessible à l’homme, voir «Explosion de l’information» (Derek de Solla Price «Little Science, Big Science»). Mais c’est aussi notre problème, que Postman logiquement comme « Cultural AIDS » décrit: ………. << Le technopole souffre d’une forme de sida culturel,… »
Je m’amuse tout autant en lisant ce qui précède car voir les choses sous l’angle de la quantité de connaissances vs son acquisition, c’est les voir par le petit bout de la lorgnette. Notre monde que nous voulons manipuler (et plus tellement comprendre tant il devient incompréhensible) nécessite la prise en compte de paramètres de plus en plus nombreux. Pas étonnant que cela nécessite de plus en plus de … » : de quoi au juste ? ». Au début il s’agissait de « données », puis vinrent les « connaissances », puis les « informations ». On voit là la progression d’une quête du sens et on sent qu’à chaque fois il nous échappe. Il nous échappe car le langage physico-mathématique qui nous sert à manipuler le monde matériel ne s’intéresse pas au sens (au ‘pourquoi’ dans notre langue) mais à la forme (au ‘comment’). Le sens nous échappe, dans la langue de chacun, car il est multiple. Il n’est même pas unique au sein d’une même langue. Et c’est sans doute pour cette raison qu’on a tenté d’inventer un langage physico-mathématique utilisable (sinon facilement compréhensible) par tous. Le grand tord que nous avons eu fut celui de l’intégrer quasiment tel quel à notre langue naturelle, c’est à dire d’essayer de répondre à un « pourquoi ? » alors qu’il ne répond qu’à un « comment ? ».
C’est aussi, et c’est encore plus important, la raison pour laquelle il n’y a pas d’orientations ou de définitions transcendantes du sens, pas de cohérence culturelle sous une technopole bt. L’information est dangereuse s’il n’y a pas de place pour elle, s’il n’y a pas de théorie sur laquelle s’appuyer, pas de modèle auquel s’inscrire, en bref, s’il n’y a pas d’objectif global à servir.
Bien sûr qu’il n’y a pas de transcendance du sens, des sens devrait on dire. On devrait parler de recherche de la signification des choses par le moyen d’attribution de différents sens à celles-ci. Ça n’a aucun sens de rechercher une transcendance aux sens. Par contre nier leurs cohérences est parfaitement abusif et n’est le résultat que d’une méconnaissance des logiques qui ont présidé à leurs définitions dans ce langage physico-mathématique. Quant à l’inscription dans un modèle, ou dans un objectif global, je dirais que ce point de vue est complètement eschatologique et il n’engage que ceux qui veulent y croire.
Alfred North Whitehead a appelé ce type d’information «inerte» ou «inerte», mais ce terme métaphorique fait paraître l’information trop passive.
Je le connais par ces écrits mathématiques et peu par sa philosophie des processus.
Les informations sans réglementation peuvent être fatales.
Ah ah ah ! Plus sérieusement, eh bien oui, quand on ne sait pas quel sens donner au juste aux données, connaissances, informations, on réglemente. C’est presque une lapalissade (truisme). D’ailleurs c’est ce qu’on fait dans un langage formel quand on définit la sémantique d’un langage : on attribue un sens à chaque terme, expression, on énonce des règles, donc on ‘réglemente’.
Et c’est là que réside le lien avec «l’archéologie de la connaissance» de Foucault. Il s’agit de l’utilisation du langage auquel nous sommes devenus si naturellement habitués. À cette fin, j’ai publié un petit test automatique – qui, bien sûr, ne doit pas être pris très au sérieux – dans l’essai plus long sur mon site Web (https://philosophies.de/index.php/2020/11/01/das-technopol/).
Je crois que c’est une illusion de croire que nous nous sommes naturellement habitués à cette téchnologisation du langage, à sa numérisation, … . Nous sommes plus ou moins obligés de les digérer et nous les digérons mal, en tout cas pas comme il faudrait. J’ai tenté de faire votre petit test (mal traduit de l’allemand au français par google) mais je suis clairement sceptique (par ce test). En réalité il ne montre pas vraiment mon scepticisme mais plutôt ma réticence à tout traduire par des nombres. Un peu comme dans notre société où nous ramenons tout à un seul paramètre : l’argent. Il faut bien comprendre que si je suis pour les notes scolaires, j’y mets une conditions : ‘‘quels sont tous les critères qui permettront de calculer cette note ?’’ (« trouver la solution d’un problème » = 1, « ne pas trouver la solution » = 0 : est une absurdité). Et dans notre société on pratique beaucoup l’absurdité.
Et encore une fois, vous avez tout à fait raison, seulement: « Dès que vous accordez un accès à une technologie, elle joue tout ce qu’elle a avec elle; elle fait ce qu’elle est censée faire. Notre tâche est de reconnaître en quoi cette détermination est prise existe – en d’autres termes, si nous donnons à une nouvelle technologie un accès à notre culture, nous devons le faire les yeux ouverts. »(Neil Postman:« Das Technopol », p.6)
C’est bien gentil de dire que nous devons avoir les yeux ouverts, mais ça n’est pas productif, instructif (ie : ça ne donne aucune instruction). Cela rejoint ma question précédente ‘‘comment faudrait il prendre cette technologisation de la langue ?’’ En fait il est bon de la prendre, car elle est la porte d’entrée à un outil efficace de manipulation du monde matériel, mais elle ne doit pas être prise seule et certainement pas supplanter notre façon naturelle de comprendre le monde.
Malheureusement, je ne les vois pas de cette façon. Au contraire, de mon point de vue, mais aussi du point de vue d’Adorno/Horkheimer et de Postman, une « dialectique de l’illumination » se met en place, comment dans ces nouvelles pseudo-religions, comme par exemple « QAnon » peut le reconnaître, le désir du peuple est très grand de vouloir combler ce « vide théologique/eschatologique » et en cas d’urgence malheureusement aussi avec un tel « obscurantisme » comme dans le Moyen Âge.
Je dois dire que je n’ai pas compris ce passage et je ne vois pas les rapports qu’il y aurait entre Adorno/Horkheimer, Postman, Qanon et le Moyen Âge.
Je ne pense pas que nous devrions nous débarrasser de la technologie moderne. Au contraire, nous en avons plus que jamais besoin pour transmettre des informations et des connaissances; tout le reste serait juste un « quixote âne ».
On garde la technologie, dont acte ! (Zur Kenntnis genommen!). Ce qu‘il nous faut en plus des connaissances et informations, c‘est de la signification : de multiples façons d‘attribuer du sens aux choses. Par contre quel est ce reste dont vous parlez ? S‘agit il de tout ce que la technologie apporte en plus et qui n‘est pas que la transmission des informations et des connaissances ? Tout cela serait en trop ? Ne serait qu‘âneries ? Suggérez vous que tout ce reste est à jeter à la poubelle ?
nous avons également besoin d’une nouvelle métaphysique pour le discours scientifique (voir https://philosophies.de/index.php/2020/11/12/von-der-physik-zur-metaphysik/)
D’accord, mais quelle métaphysique ? Le traduction française du contenu de ce lien est trop difficile à lire ! Y a-t-il une version anglaise ? J’imagine cependant que cette métaphysique, celle que vous avez en tête et que vous préconiseriez, serait celle de Procès et réalité (Process and Reality, 1929) de Alfred North Whitehead, considérée comme un des textes fondateurs de la philosophie du process. Je vais me limiter à des extraits de Wikipedia (https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Philosophie_du_processus) car comme je l’ai dit je ne connais pas vraiment la philosophie du processus de Whitehead.
Whitehead est donc partisan du processus, du changement. Pour la philosophie du processus, la vérité est mouvement. Et je ne suis pas opposé à cela. Cela rejoint d’ailleurs une proposition que j’ai faite sur les valeurs morales vues comme des actes qui font passer d’états insatisfaisants à des états plus satisfaisants du point de vue de la valeur morale traditionnelle (https://www.facebook.com/ComGenChat/posts/1677908872377403).
Pourquoi une valeur morale serait elle un acte ? Parce qu’il est vrai que l’on juge les gens sur leurs actes et non pas sur une appellation qu’on leur colle arbitrairement (ex: cette personne est bonne, cette fille est belle, ce geste est agressif : façons traditionnelles de voir les choses). Or la vérité peut entrer dans ce cadre, c’est-à-dire celui d’un acte qui fait passer d’une proposition représentant (+/- bien) la réalité à une autre qui la représente autrement (+/- bien, elle aussi). En fait je pencherais davantage pour une variation que pour un mouvement ou même un acte. Une variation, presque au sens du calcul variationnel.
Par contre si cette philosophie assume ce qu’en mentionne Wikipedia :
« Le processus peut être intégrateur, destructif ou les deux ensemble, tenant compte des aspects d’interdépendance, d’influence et de confluence, et abordant la cohérence par des évènements universels aussi bien que particuliers. »,
alors je m’écarte de cette vision car elle ne définit rien, le processus peut être presque n’importe quoi. Ce n’est pas très crédible car assez vague. J’espère que ce n’est que le résumé Wikipedia qui rend ces choses floues.
Plus loin il est dit :
« Whitehead a cherché une cosmologie holistique, complète, qui fournit une théorie systématique de description du monde qui pourrait être utilisée pour les intuitions humaines diverses acquises par des expériences non seulement scientifiques mais aussi éthiques, esthétiques et religieuses. »
Et ce que je reproche ici à Whitehead c’est cet objectif holistique (déformation du logicien qu’il a été, je suppose). Je ne crois pas un instant à une théorie du Tout pour plusieurs raisons sur lesquelles je reviendrai (1- incomplétude des énoncés philo, 2- importance du hasard).
Plus loin encore on trouve ceci :
« Le processus métaphysique élaboré dans Process and Reality pose en principe une ontologie qui est basée sur les deux sortes d’existence d’entité, celui d’entité actuelle et celui d’entité abstraite ou abstraction. L’entité actuelle est un terme utilisé par Whitehead pour démontrer les réalités fondamentales qui définissent toutes choses. Les entités actuelles sont des groupes d’événements qui définissent la réalité. Les entités actuelles n’abordent pas la substance d’une chose mais parlent de comment cette chose se réalise. L’Univers est la résultante d’une série d’entités actuelles inter-reliées. »
Pourquoi là encore fonder l’existence sur une opposition : existence réelle actuelle vs existence réelle abstraite ? Encore une dualité que je trouve restrictive. Et c’est pire encore s’il faut la comprendre comme une opposition logique, qui supposerait que actuel s’oppose logiquement à abstrait.
« Pour Whitehead, le principe abstrait suprême d’existence réelle est la créativité. »
Je ne crois pas, même en tant que principe abstrait, à un principe de créativité mais à un principe de « nécessité contingente » (oui, cette expression est curieuse, voire paradoxale) que j’assimile parfois à l’émergence (peut on la rapprocher de la « causalité singulière » de Whitehead?). Ce que j’entends par nécessité contingente c’est qui il y des cas où certaines choses deviennent nécessaires, mais ces cas résultent d’un hasard et c’est en cela qu’ils (ces cas) sont contingents et que la nécessité qui en découle est contingente (point 2 ci-dessus). Ainsi je récuse tout explication par le seul principe de nécessité (Spinoza, par exemple, mais aussi d’autres philosophes). Ce qui m’a amené aussi à relativiser en Physique l’emploi du principe de causalité, à l’image de certains scientifiques eux-mêmes. (voire par ex: causalité inversée). (https://fr.wikipedia.org/wiki/Causalité_(physique)) (https://www.cnrtl.fr/definition/causalité) (https://philosciences.com/vocabulaire/56-cause-causalite).
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la philosophie du processus, mais je vais m’en tenir là pour l’instant. J’aimerais terminer par une remarque (ou conjecture de ma part) sur le point 1 : « l’incomplétude des énoncés philosophiques ». Cette idée m’est venue du fait qu’il y a en mathématique des énoncés indémontrables dans certains systèmes suffisamment « riches ». Par exemple, on peut construire un énoncé exprimant la cohérence d’une théorie dans le langage de cette théorie (soit F cet énoncé), avec le second théorème d’incomplétude de Gödel, si cette théorie est cohérente alors F ne peut pas être conséquence de cette théorie. Autrement dit : « une théorie cohérente ne démontre pas sa propre cohérence : F est indémontrable dans cette théorie ». Il existe donc un énoncé indémontrable dans cette théorie et elle est alors dite incomplète (incomplétude de cette théorie). J’ai alors transposé ce résultat aux énoncés philosophiques et conjecturé que si une philosophie est suffisamment « riche » il est envisageable qu’on puisse parler d’incomplétude de cette philosophie : il existera des énoncés qui y seront indémontrables. Je conjecture même un peu plus (au risque très probablement d’en faire trop) que toute philosophie est entachée d’incomplétude : aucun énoncé n’y est démontrable. Car je remets en question les axiomes de cette philosophie qui s’appuient, soi-disant, sur des évidences premières (cas typique de l’Éthique de Spinoza dont nombre d‘axiomes me semblent suspects).
En tout cas merci de m’avoir répondu et obligé à disserter.